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Innovation publique : et si on arrêtait le jargon startup ?

Cela fait plus de deux ans que je travaille chez beta.gouv.fr, où un collectif de plus de 250 personnes passionnées par le service public (agents publics, développeuses et développeurs, designeuses et designers…) s’est donné pour mission d’aider les administrations publiques à remettre les gens au coeur de leurs efforts. Cette approche a permis de construire des dizaines de services en ligne simples et faciles à utiliser, conçus pour répondre aux problèmes rencontrés par les personnes concernées, comme Mes Aides, Mon Entreprise ou Pix.

À mesure que cette approche faisait ses preuves, c’est tout un vocabulaire emprunté à la Silicon Valley qui s’est invité dans les conversations de nos collaborateurs. Ainsi, dans les bureaux de beta.gouv.fr, tous les mercredis lors d’une réunion appelée le « standup », on entend les « pitchs » d’agents « intrapreneurs » ou de « coachs agiles » qui annoncent la sortie de leur « produit minimum viable », racontent leur dernier « OpenLab » ou exposent les résultats de leur dernier « sprint ».

Si vous travaillez dans le numérique ou que vous avez côtoyé le monde des startups, ces expressions vous sont sans doute familières ; et pour cause : elles désignent des concepts ou des éléments de méthode que vous pratiquez au quotidien. Comme chez les pâtissières, les chercheurs ou les avocates, les startupers ont adopté un jargon propre, fait d’anglicismes et d’expressions nouvelles désignant des méthodes de travail, des principes ou des concepts spécifiques.

L’utilisation de ce langage a été utile un temps pour diffuser ces nouvelles idées. En l’occurrence, l’invention de l’expression « Startups d’État » en 2013 nous a permis de nous démarquer des pratiques d’un environnement bureaucratique empreint de rigidités, où les efforts sont placés sur la conformité aux procédures et la réduction des coûts, plutôt que sur leurs impact et utilité réelle. Les « Startups d’État », c’était l’idée que le secteur public pouvait faire du numérique aussi vite, aussi bien que le privé.

Mais, progressivement, je me suis rendu compte que cette « novlangue » nous desservait. D’abord parce qu’elle s’ajoute au langage impénétrable de la bureaucratie, massivement employé dans l’administration — notamment par les hauts fonctionnaires. À l’instar du langage administratif fait d’acronymes et de termes juridiques, le langage des startups est particulièrement excluant : son mélange d’anglicismes, de jargon technique et d’expressions marketing met à l’écart celles et ceux qui ne sont pas du sérail.

Côté grand public, il semble que l’attitude du « startuper » agace, elle est perçue comme condescendante, voire arrogante ; sur France Inter, elle est régulièrement tournée en dérision dans les chroniques de Guillaume Meurice ; pas un mois ne passe sans qu’un journaliste ou qu’un essayiste ne vienne critiquer ce qui est maintenant surnommé la « Startup Nation », ce mythe selon lequel chaque citoyenne et chaque citoyen pourrait lancer sa startup pour lever des millions et devenir célèbre (voir ici, ici ou encore ).

Lorsque je présente notre approche aux administrations publiques avec qui nous pourrions collaborer pour les aider à résoudre des problèmes, je perds beaucoup de temps à déconstruire les idées reçues et les préjugés. Notre mission n’est pas de transformer l’État en startup, mais c’est pourtant ainsi que nous sommes parfois perçus ; et je reste convaincu que le champ lexical que nous utilisons n’y est pas pour rien. Ce langage indigeste — que seuls les initiés d’un entre-soi comprennent — génère par ailleurs un sentiment particulièrement désagréable chez certains agents publics (j’ai rencontré de nombreux fonctionnaires que l’injonction à l’innovation rend mal à l’aise, souvent parce qu’ils y voient le rejet de l’« ancien monde » dont ils sentent faire partie) et finit par discréditer notre action.

Et tout cela alors qu’il n’est pas si difficile d’employer un vocabulaire accessible et intelligible, simple mais pas simpliste, qui explique les valeurs que nous portons sans les diluer derrière des concepts à la mode souvent obscurs pour le commun des mortels. Nous n’avons pas nécessairement besoin de brandir l’open innovation, le design thinking ou le scrum (qui ne sont après tout que des moyens) pour expliquer que notre travail consiste à concevoir des services publics en ligne accessibles et faciles à utiliser, qui répondent vraiment aux besoins des gens et conçus de manière à ce que les utilisateurs ne vivent pas une expérience bureaucratique et frustrante ; que pour cela, nous formons des petites équipes autonomes et pluridisciplinaires qui utilisent le levier du numérique pour avoir le meilleur impact ; que notre approche consiste à mener des expérimentations pour nous confronter à la réalité du terrain, et à améliorer les services en fonction des commentaires des utilisateurs.

Ce qui est encourageant est que de plus en plus d’acteurs engagés pour l’amélioration du service public se rendent compte de cette dérive et y travaillent. Outre-Atlantique, nos homologues du Service Numérique Canadien ont mené un travail impressionnant pour « parler numérique en français », en publiant un lexique officiel, car « penser à l’utilisateur d’abord, le placer au cœur de notre travail, c’est aussi dans les mots que nous choisissons ».

Chez beta.gouv.fr, dès 2017, nous nous demandions comment mesurer l’impact réel de notre travail correctement, pour ne pas tomber dans ce que nous appelions à l’époque le « digital bullshit ». Plus récemment, à l’été 2019, nous avons rédigé des recommandations (internes, mais consultables publiquement) invitant nos collaborateurs à exprimer leurs idées sans tomber dans la facilité du franglais. En ce moment, une large réflexion interne est menée pour se demander s’il ne serait pas pertinent d’abandonner l’expression « Startup d’État », qui prête souvent à confusion et génère de nombreux malentendus : les « Startups d’État » ne sont pas des startups et par règle générale n’ont pas de personnalité juridique propre ; nous ne finançons pas de startups privées et n’utilisons pas leurs méthodes de management ; notre objectif n’est pas, contrairement aux startups, de faire du profit.

L’innovation publique n’a aucun sens s’il s’agit de renommer les directeurs des systèmes d’information en Chief Technology Officer (CTO), de fermer des guichets pour mettre en ligne des « chatbots », ou de multiplier les « hackathons » et autres stands au salon VivaTech. Ce n’est pas parce que c’est innovant ou à la mode que le service rendu aux citoyens sera forcément meilleur. L’effort linguistique qui consiste à réfléchir au vocabulaire que nous utilisons au quotidien, à veiller à choisir les mots justes, et à s’assurer que le message est clair pour toutes et tous, est un exercice qui se révèlera sans doute enrichissant pour toutes celles et ceux qui participent à l’amélioration du service public, en cela qu’il invite à se concentrer sur les finalités (pourquoi faire ?) plutôt que sur les moyens (comment faire ?).

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