Une proposition de valeur est la description d’un service pour un public spécifique. Quand vous validez l’adéquation entre un produit et son marché, comment vous assurer que les usagers évaluent votre proposition et non votre choix de termes ?
Une proposition de valeur est la phrase que vous allez présenter à un segment des usagers pressentis de votre service pour valider votre compréhension de leurs besoins. C’est un élément crucial pour itérer rapidement au lancement d’un produit. En effet, vous pouvez modifier cette phrase à chaque fois que vous apprenez de nouveaux éléments. Modifier des mots coûte moins cher que de modifier des maquettes (et donc bien moins cher que de modifier du code). Au fur et à mesure que vous développerez de l’empathie pour votre public cible, vous modifierez cette proposition et la raffinerez. En partant à la base d’une idée très large, vous vous approprierez le vocabulaire des usagers visés et utiliserez leurs mots pour présenter votre idée.
On peut généralement considérer qu’une proposition de valeur est bonne lorsque 8 personnes sur 10 auxquelles on la présente demandent plus de détails et sont prêtes à laisser leur adresse email pour être informées de l’ouverture du service. Atteindre ce stade signifie qu’on a suffisamment compris les enjeux et le public pour commencer à créer des maquettes.
Cette phrase permet ainsi en premier lieu de mesurer votre compréhension d’un domaine. Mais son utilité ne s’arrête pas là. Elle sera aussi certainement le slogan que vous afficherez en page d’accueil de votre service. Elle débutera votre elevator pitch. Elle pourra être une partie de votre mission statement.
Cet objet apporte donc une grande valeur : il pousse à développer son empathie pour ses usagers, permet de remettre en question la définition du public (une même phrase peut marcher pour un public et pas un autre), borne l’exploration qualitative (une fois l’objectif de 80 % de taux d’activation atteint, on peut se focaliser sur la réalisation), permet de présenter votre service sans y réfléchir, et normalise le discours pour toute l’équipe.
Si l’on comprend la puissance de cette pratique, on peut aussi en voir la fragilité. Si tout l’exercice d’investigation est résumé en un assemblage de mots et des personnes qui doivent les entendre, alors le moindre biais dans les mots peut le remettre en question !
Le premier discriminant doit être la compréhension par le public visé. Ainsi, les termes de jargon qu’il faut éviter dans une interface ou dans une présentation peuvent être bienvenus s’ils permettent de prouver la connivence ou d’être particulièrement concis. Rappelons-nous en effet qu’une proposition de valeur est le binôme d’une phrase et d’un public, et que les mots employés le sont dans le contexte de ce public. Par exemple, si vous construisez un service comme Plante & Moi, parler de « végétalisation » peut être bienvenu si vous vous adressez aux professionnel·le·s de l’urbanisme, même si le terme n’est pas clair pour le grand public.
Néanmoins, si plusieurs termes sont utilisés indifféremment par les futurs usagers, alors comment choisir ? C’est le cas auquel j’ai été confronté lors de la phase d’investigation du Simulateur de coût d’embauche, où les termes « fiche de paie », « bulletin de paie » et « bulletin de salaire » étaient utilisés indifféremment par tous les acteurs. Et la situation était encore pire à l’écrit, en raison des variantes orthographiques entre « paie » et « paye » !
J’ai commencé par déterminer quelle était la norme. La loi, à travers l’article L3243-2 du code du travail, dit :
Lors du paiement du salaire, l’employeur remet […] une pièce justificative dite bulletin de paie.
Soit, nous avons donc la position officielle. Mais ce ne serait pas la première fois que les usages divergent de la norme… Le choix le plus pertinent consiste donc à évaluer les usages les plus fréquents, pour minimiser le nombre de personnes surprises par un terme qui leur semble inhabituel.
J’ai donc combiné plusieurs sources de données pour évaluer la fréquence d’utilisation.
Le nombre de résultats Google permet d’évaluer la fréquence d’utilisation sur le web. Dans ce cas, deux précautions à prendre :
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) pour s’assurer que c’est bien l’expression exacte qui est cherchée.Attention également à ce que Google ne corrige pas tout seul votre recherche ! Même si cela donne déjà une information, cela rend la comparaison impossible.
Si l’on compte le nombre de résultats remontés pour chaque formulation, on peut comparer leur fréquence d’utilisation sur le web.
Il semblerait donc que la forme avec un Y soit peu utilisée… du moins sur le web en général. Le fait que le grand public utilise souvent la graphie « fiche de paie » ne signifie pas que les professionnel·le·s le font.
Un outil permet de comparer l’évolution de l’usage de différents termes dans le temps, dans un vaste corpus de livres numérisés : Ngram viewer.
La graphie avec un Y n’est donc pas simplement peu utilisée, elle est en réalité datée. Le terme de « bulletin de paie », après avoir remplacé la graphie « bulletin de paye » dans les années 60, semble diminuer au profit de « fiche de paie ». L’effondrement observé à partir du milieu des années 90 est cohérent avec ce qu’on observe aujourd’hui sur le web, dont le corpus est bien plus récent.
On comprend mieux la dynamique de l’usage des différents termes… pour les rédacteurs de contenu. Une proposition de valeur qui cible les experts-comptables établis, par exemple, pourra parler de « bulletin de paie ». Mais les destinataires de l’objet, eux, qui n’en sont pas des experts et n’écrivent probablement pas d’article sur le sujet, comment le dénomment-ils ?
Là encore, un outil peut nous aider. Google Trends permet de comparer l’évolution dans le temps des recherches effectuées sur Google dans un pays. Ce moteur de recherche ayant 90 % des parts de marché de la recherche en France, on peut considérer ces résultats comme représentatifs.
On retrouve la même tendance qu’auparavant, avec le remplacement de « bulletin de salaire » par « fiche de paie » en 2010, ce qui est cohérent avec ce qu’on a observé sur Ngram. Si l’on s’adresse au grand public, il faudra donc parler de « fiche de paie ».
On observe un énorme écart entre les publications papier, qui respectent la formulation donnée par la loi, et l’usage par le grand public, qui semble être passé de « bulletin de salaire » par « fiche de paie » sans trop s’être approprié le terme officiel « bulletin de paie ». L’un de nos publics pourra être les experts juridiques. Comment s’adresser à eux ? Les parlementaires sont aussi des citoyen·ne·s. Alors, le législateur a-t-il choisi la loi ou l’usage ?
Pour répondre, on peut réutiliser la technique de mesure des résultats Google, en ajoutant le mot-clé site:legifrance.gouv.fr
aux requêtes sur les termes.
Il est amusant de constater que, même si la loi indique le terme officiel, la totalité du corpus législatif ne l’utilise pas. Néanmoins, l’usage reste très différent de celui fait par le grand public. Si l’on s’adresse à des juristes, on privilégiera donc « bulletin de paie ».
Chacun de ces outils nous a permis d’évaluer la prévalence relative d’un terme dans un média. On pourra donc formuler la proposition de valeur en déterminant le média de référence pour chaque public visé.
Pour les valeurs évoluant dans le temps, j’ai choisi les données les plus récentes disponibles, soit 2008 pour Ngram et 2014 pour Trends.
Comme nous l’avons vu au début de cet article, une proposition de valeur est un outil particulièrement utile pour itérer rapidement au début de la construction d’un service et valider sa compréhension. Pour autant, comme tous les autres éléments d’un service, elle peut évoluer avec notre compréhension des enjeux.
Dans le cas du Simulateur de coût d’embauche, et grâce aux techniques présentées ici, j’ai pu avoir la certitude que l’inadéquation de la proposition de valeur initiale basée sur une « Fiche de paie simplifiée » provenait bien de l’offre elle-même et non d’un mauvais choix de termes. Cela a permis d’effectuer un pivot après seulement quelques semaines de recherche vers un « Simulateur de coût d’embauche », pour refléter l’absence de délivrance d’un titre juridiquement opposable et la réponse à un besoin de prévision plus que de gestion. Pas de temps perdu à coder un rendu collant exactement à une fiche de paie, ni de doute sur l’origine de l’incompréhension des utilisateurs ; pas besoin d’un grand volume d’utilisateurs anonymes pour des tests A/B sur le titre à utiliser. Simplement une trentaine d’entretiens, et un réseau construit par la même occasion. Voilà la puissance du travail de formulation d’une proposition de valeur… si on sait en limiter les biais !